Il s'agissait d'une réaction instinctive, et, comme nous avions pu affirmer 45 ans plus tôt, "nous sommes tous des juifs-allemands", j'affirmais "aujourd'hui, je suis Charlie".
Aurais-je eu la même viscérale réaction s'il ne s'était pas trouvé parmi les victimes Cabu et Wolinski ? Je ne le saurai jamais, mais ça ne m'interdit pas de me poser la question.
Pour tout dire, je fais chambre à part avec Charlie depuis un paquet d'années. Son côté grand guignol m'exaspère, je trouve (réaction de vieux con, sans doute) que la provoc n'est pas la meilleure façon d'ouvrir un dialogue, et., etc.
Mais voilà : Charlie dort tout de même dans la chambre à côté, il reste de la famille, et quand il est agressé avec une telle violence gratuite, on ne se pose pas la question de savoir s'il l'a bien cherché, on prend sa défense.
On prend, plutôt, la défense de sa liberté de ton, même si elle nous agace. On ne se pose même pas la question de savoir si elle nous agace, si elle est comme il faut, si... on descend dans la rue, d'urgence, parce que, d'accord, ça fait beau temps qu'on ne le lisait plus, Charlie, mais on savait qu'il dormait dans la chambre à côté.
Et dans la rue, on côtoie des gens tout comme nous. Sur les cinq millions de personnes qui ont défilé en France le week-end dernier, il devait y en avoir quatre millions neuf-cent-cinquante mille qui ne lisaient pas Charlie et quatre millions neuf cent mille qui n'en avaient jamais entendu parler. Et sans doute, comme le fait si finement remarquer Philippe Bilger dans Le Figaro, ces cinq millions de personnes avaient-elles des avis divergents sur plein de sujets (Philippe Bilger, qui ne saurait manifester qu'avec des gens avec lesquels il se sent en parfaite communion, descendra sans doute un jour dans la rue, seul au milieu de la foule comme au milieu du désert, en brandissant une pancarte "Je suis Bilger".)
Il y avait, dans ces rassemblements, quelque chose d'inoui, me semble-t-il : la "force tranquille" qui en émanait ne ressemblait en rien à la colère de la grande manif post 21 avril, ni à la grande joie consécutive à la victoire de la coupe du monde de foot en '98.
Il y avait une gravité et une évidence presque tautologique ("je suis ici parce que je suis ici" auraient sans doute pu dire nombre de manifestants), sans agressivité, sans esprit de revanche (... et même sans débordements d'irresponsables incontrôlables se plaignait -presque- Maître Eolas, qui était de perm "garde à vue" ce dimanche-là, à Paris et qui n'a eu personne à défendre !)
Ce n'était pas une manif "contre" (contre le terrorisme, les islamistes...)
"Je suis Charlie" voulait juste dire : "N'ayez pas peur : un Charlie renaît toujours de ses cendres."
Dimanche soir, chacun est entré chez soi, et les réflexions ont commencé à apparaître ici et là : Bilger, déjà nommé, André Gunthert, et d'autres, nous avouaient qu'ils n'étaient pas Charlie ; le premier par jalousie pure (y aurait-il une telle solidarité, si c'était lui, avec ses idées réactionnaires, qui avait été tué ?), le second par inquiétude ("On ne sait pas ce qu’on a à faire ensemble, mais on sait contre qui" regrette-t-il.)
Alors, fallait-il être Charlie ou pas ? et où peut-on espérer que ce mouvement nous conduise ?
Je maintiens qu'il fallait l'être ! Ce mouvement n'avait pas pour objectif de défendre Charlie en tant que tel, mais de défendre la liberté d'expression qui est un des fondements de notre démocratie, une des soupapes indispensables à sa survie. Et contrairement à ce qu'en pense A. Gunthert, il ne s'agissait pas d'un mouvement "contre", mais d'un mouvement "pour". Il ne s'agissait pas de crier vengeance contre les terroristes, mais d'affirmer que la liberté d'expression est un droit et une nécessité consubstancielle à la démocratie française et plus généralement occidentale.
Oui, mais, comme disait Desproges "on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde." Que dirait Desproges aujourd'hui ? Que dirait un "Desproges 2.0", dont toutes la blagues se retrouveraient en un instant sur les réseaux sociaux, dont la moindre vanne destinée au public choisi d'une petite salle de spectacle parisienne trouverait un écho instantané au cœur des régions tribales du Pakistan ou quelque part au fond du Sahara ? Que dirait Coluche qui n'était pas un spécialiste de la dentelle fine s'il devait être pris au mot par des auditeurs d'une autre culture, d'un autre monde, d'une autre sensibilité peu habitués au second degré ?
Sauf à estimer que le web et toutes ses composantes nous obligent à respecter une réserve de susceptibilité dans nos blagues et jeux de mots, nous sommes bien obligés de penser que "Desproges 2.0" dirait aujourd'hui : "on peut rire de tout, et, désormais, on est bien obligé de le faire avec n'importe qui !"
Alors rions, et protégeons la liberté de rire, dût-elle offenser tel ou tel. Car si nous cédons aujourd'hui, demain nous accepterons de ne plus même prononcer le nom de Dieu ("Le Bon Dieu s'énervait, dans son atelier... - Oh là ! Qu'est-ce que tu me chantes-là, toi ? Tu sais que ça m'offense, tu sais qu'on ne prononce pas impunément le nom de Dieu ? Allez , 20 coups de fouet !"), et nous serons contraints de respecter (ou de faire semblant) n'importe quel précepte qu'il agréera à n'importe quel ayatollah de nous imposer. La démocratie en crèvera, parce que notre démocratie vit de cette outrance localisée dans telle émission de radio ou de télé, dans tel canard à diffusion confidentielle dont les auteurs sont capables parfois de nous tendre un miroir déformant, certes, mais qui impose réflexion.
Oui, mais, dira-t-on... Comment ne pas voir que ce qui est en jeu dans cette affaire, c'est moins la liberté de la presse que la violence qu'on fait aux musulmans en caricaturant leur religion ? Allez, ne nous voilons pas la face : au fond, ce que nous retenons de cette affaire, c'est bien que ce sont des musulmans, dévoyés certes, désapprouvés par leur communauté, mais des musulmans tout de même, qui sont à l'origine de ce carnage. Même les catholiques intégristes ne sont jamais allés aussi loin !
Alors, il ne fallait peut-être pas être Charlie, de peur de faire de la peine à nos concitoyens de confession musulmane comme on dit dans les médias. Parce que leur faire de la peine à propos de leur religion, c'est empêcher leur intégration. Et que comme dit le pape François "il y a des limites à la liberté d'expression quand la religion est insultée."
Dessin de Ysope (cliquer sur l'image pour aller sur son site. |
- des Dieux divers et variés (et voilà, ça commence mal, il n'y a qu'un seul Dieu, qui est Dieu, le tout puissant et miséricordieux)
- des pratiques judiciaro-religieuses en tout genre (excision, lapidation, flagellation, tranchage de mains et autres joyeusetés) imposées par les textes sacrés, et dont la critique serait faire injure à Dieu
- des habitudes alimentaires type casher, hallal, poisson du vendredi, jeûne et abstinence
- des habitudes vestimentaires que certains considèrent comme imposées par leur religion (parce que si on en choque certains, on risque d'en choquer d'autres par solidarité) : niqab, plume dans le cul (ça, c'est ma religion qui l'impose aux femmes, mais elle peut être très discrète, hein, faut pas croire !)
- des pratiques physiques du genre génuflexion, prosternation et embrassades de sol, bien que je trouve cette dernière pratique beaucoup trop fatigante pour un vieux pape
- par prudence et d'une façon plus générale, nous éviterons également toute mention d'une religion (ça pourrait être mal pris).
Quand ces règles seront bien comprises, nous éviteront de parler en mal des animaux (qu ont une âme, puis des plantes (qui en ont une aussi) et finalement nous seront conviés à dire du bien de je ne sais quel nouveau gourou...
Pour simplifier, édictons une loi simple (ce sont les meilleures) : La République garantit la liberté d'expression, sauf celle qui pourrait gêner quelqu'un."
Trève de plaisanterie et d'humour potache ! Je l'ai dit, ça fait beau temps que je ne lis plus Charlie Hebdo. Je ne suis donc pas très bien placé pour juger du caractère offensant ou non de ses dessins.
Mais, deux exemples au moins me laissent rêveur :
La célébrissime couverture "C'est dur d'être aimé par des cons" surtitrée "Mahomet débordé par les intégristes,
Ainsi que la couverture du numéro des survivants : "Tout est pardonné" écrit au-dessus d'un Mahomet, la larme à l'œil, tenant une pancarte "Je suis Charlie".
Oui, je regarde ces 2 couvertures et je me demande : "mais qu'y a-t-il d'offensant sur ces dessins ?" Et j'avoue que je ne comprends pas. D'un côté, un Mahomet effondré par la bêtise d'un ramassis d'intégristes, de l'autre, le même attristé par tant de violence. Où est l'injure ? où est la violence ? où est l'irrespect ? Si on ne peut pas publier de tels dessins en France, alors on est mal ; vraiment mal. Où est l'intolérable "blasphème" ? Nous ne sommes pas devant une question posée par le fait religieux, mais devant un problème purement culturel : l'humour "à la française" n'est tout simplement pas soluble dans la mondialisation ! Et à vrai dire, les pays à gouvernance islamique n'ont pas la réputation d'être les plus rigolos du monde, sauf si je me trompe.
Alors, ce que disent les grandes marches de ce week-end c'est peut-être tout simplement : "défendons notre liberté d'expression, non pas à coup de kalachnikov (c'est vulgaire et salissant), mais en expliquant sans cesse et sans relâche, partout, à l'École en particulier, que le rire est le propre de l'homme."
Et quand nous aurons appris à rire ensemble peut-être pourrons-nous vivre plus sereinement, convivialement, cordialement, ensemble.
Parce qu'il ne suffira sûrement pas, pour remettre le monde d'aplomb, d'un nouveau plan banlieues (On a déjà mis beaucoup d'argent dans les banlieues, ce n'est pas moi qui le dis, c'est Bernard Maris), d'un nouveau plan sécurité (un par an depuis 2007, sans aucun succès), d'une nouvelle libération triomphale de la Libye (Merci BHL !) ou de je ne sais quel autre pays en proie à la terreur jihadiste.
Il nous faudra d'abord apprendre à rire ensemble !
[Désolé, c'est la dernière fois que je fais aussi long !]
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